Conversation avec Emilie Pria

Emilie Pria, « La chambre de Sarah, ou la chambre de la soeur de Vinz », 2020, exposition « Jusqu’ici tout va bien » au Palais de Tokyo

C : J’ai conversé avec Emilie après la fin de l’exposition « Jusqu’ici tout va bien » présentée au Palais de Tokyo au début du mois de septembre. Elle y a présenté une installation performée intitulée La Chambre de Sarah (ou la chambre de la sœur de Vinz) inspirée du film « La Haine[1] », sur laquelle je l’ai questionnée. Mais, plus qu’une entrevue, je tenais à la remercier pour cette rencontre humaine et très inspirante. Pour cet échange qui m’a beaucoup appris et qui, j’en suis sûre, vous intéressera autant que moi.

-Merci aussi à toi Kelian pour avoir rendue réelle cette idée, et pour tous les autres projets à venir…-

C : Pour commencer, peux-tu te présenter ?

E: Je m’appelle Emilie Pria, j’ai 23 ans et je suis originaire de Paris. Après avoir d’abord fait des études supérieures en mathématiques, je me suis dédiée à l’art. Pour cela, je suis rentrée au conservatoire de théâtre du 5e arrondissement de Paris, dans lequel je suis toujours, et très vite après j’ai intégré l’école Kourtrajmé en section art et image.

Pour me définir, je dirais que je suis une artiste transdisciplinaire, je fais aussi bien du théâtre que du collage ou encore de la musique (avec ma soeur[2]).

C : Et comment es-tu arrivée à Kourtrajmé[3] ?

E : Je suis entrée à Kourtrajmé en postulant après avoir vu une annonce sur Instagram. J’étais dans un moment de changement, je faisais de la photographie mais j’avais envie de découvrir de nouvelles choses, de nouvelles pratiques. L’école m’a aussi permis d’aller ailleurs dans ma pensée, en me confrontant à celle des autres élèves et avec l’aide des professeur.e.s, pour pouvoir explorer un nouveau champ des possibles. L’école nous permet de nous affirmer en tant que jeunes créateur.rice.s, et je pense particulièrement à JR (que je remercie beaucoup) qui nous encourage et nous donne la confiance nécessaire pour développer nos projets, il nous pousse à les réaliser.

C’est grâce à tout ça que j’ai commencé l’installation, qui me permet de toucher à tout (costumes, sound design, photographie, performance ou même le modelage de l’argile). J’ai compris que j’avais envie de créer des univers pour faire entrer les spectateur.rice.s dans une idée, de créer du dialogue avec eux.elles. Cette volonté vient peut-être aussi de ma pratique du théâtre, car la scène vous donne cette même envie, ou bien encore de ma pratique de la danse. J’aime aller vers des œuvres évolutives et notamment vers la performance qui me plaît beaucoup.

J’ai justement pu performer en live dans une installation que j’ai réalisée à l’occasion de l’exposition « Jusqu’ici tout va bien »[4] au Palais de Tokyo en août et septembre derniers. C’était différent des autres devoirs que j’avais pu rendre avant à Kourtrajmé – surtout des photographies- et ça m’a permis d’utiliser mon corps d’une manière différente. J’ai souvent mis en scène mon corps dans mes œuvres, et en photographie c’était surtout dans des autoportraits. Quand je me montre, je ne parle pas forcément de moi, Emilie Pria, en tant que sujet, mais j’utilise mon corps comme objet de l’œuvre. Et c’est en cela, je pense, que mon travail photographique m’a aussi amenée à la performance. J’ai réalisé que la photo elle-même était le résultat d’un enchaînement d’actions préparatoires, et je me suis penché sur ce déroulement en amont. La mise en mouvement de mon corps devient alors le sujet et l’objet de mon œuvre.

C : Comment ça s’est passé l’exposition « Jusqu’ici tout va bien » ? Qu’as-tu tiré de cette expérience d’exposer/performer au Palais de Tokyo ?

E : Dans un aspect technique, une équipe de régisseurs m’a aidée (pour le papier-peint, la moquette etc..) et sinon j’ai du tout acheminer par moi-même et grâce à l’aide de mon père. J’ai ensuite pu tout placer comme je le souhaitais, j’étais très impliquée dans mon montage puisque je devais évoluer dans mon œuvre.

J’étais aussi assez libre dans ma performance, j’étais là surtout quand j’avais envie de performer. Des jours je performais très longtemps et d’autres moins. C’était la première fois que je pouvais le faire dans un musée, ce qui est différent de la scène. J’ai trouvé ça agréable et j’ai beaucoup aimé.

J’ai vécu cette expérience comme très enrichissante et en même temps c’était très sollicitant. La chambre était agréable et je pouvais évoluer comme je voulais, dans ces moments rares de la vie ou on peut ne rien faire et décider quoi faire quand on le veut. Pour moi, c’était une expérience méditative, je faisais même de vraies siestes. Je faisais aussi des collages à base d’images de magasines de cuisine et de cinéma des années 1990, pour parler aussi de la place des femmes dans ces représentations. Je les affichais ensuite dans cette chambre qui se transformait vraiment comme celle d’une vraie adolescente.

Je faisais totalement abstraction du public et j’aurais peut-être tout de même aimé rentrer en jeu avec les spectateur.rice.s, mais ça ne s’est pas vraiment fait. Je tenais aussi un journal de performance pour la première fois et cette expérience me pousse à continuer dans cette voie.

Emilie Pria performant Sarah, endormie

C : Pourrais-tu nous parler de ton œuvre, « La chambre de Sarah » et nous expliquer en quoi elle illustre de ce qui te fous la haine et ce qui te tenait à cœur de parler ?

E : Mon installation performée présentée lors de l’exposition montre une chambre, celle de Sarah la sœur de Vinz (Vincent Cassel dans La Haine) que j’incarne dans son univers. L’idée du projet était de répondre au film La Haine en faisant écho au monde d’aujourd’hui. Pour ça, j’ai créé un dispositif cinématographique mais pour un espace muséal. C’est-à-dire que j’ai voulu créer un décor comme celui d’un film et y jouer comme dans un film en performant. En quelque sorte j’ai déjoué les limites de la caméra qui guide notre regard en ouvrant le champ à un personnage peu montré dans le film. Et donc si j’ai choisi Sarah c’est parce qu’elle est un personnage présent -mais très peu- dans le film. On la voit notamment au balcon avant l’introduction aux personnages. C’est tout de même le personnage féminin le plus vu dans le film (environ deux minutes) et dont on connaît le prénom. J’ai voulu imaginer la suite de ce personnage, pour attirer l’attention sur elle, si peu montrée. J’ai créé un futur pour Sarah, comme une fiction qui se passe deux ans après la mort de son frère, pour voir à la fois son deuil mais aussi sa vie à elle, jeune femme de la fin des années 1990. C’est pour ça que dans sa chambre j’ai placé des objets des années 1980/90, et recréé cet univers d’adolescente. Il s’agit d’un espace où j’incarne Sarah dans des actions qui pourraient être celles de son quotidien, mais que j’ai inventées et que j’ai laissé évoluer.

Ce lieu permettait de rendre son identité à cette jeune femme, de lui donner une intimité et de la faire exister. Et j’avais eu cette réflexion, de me demander à qui moi, regardeuse, je pouvais m’identifier dans les personnages de La Haine, majoritairement masculins. De fait, il n’y avait pas tellement de possibilités, et c’est pour ça que j’ai voulu redonner vie à Sarah, pour parler des femmes dans ce contexte. J’ai voulu montrer les actions et les questionnements d’une adolescente mais aussi la violence qui pèse sur elle. Cette souffrance de celle qui reste après la mort de son frère, violente et injuste. Cette souffrance dont on ne parle pas et qui n’est pas de l’ordre du spectaculaire, qui est plus insidieuse et en sous-texte, mais qui plombe. J’ai choisi de montrer sa haine à elle et qui je pense n’est pas sans écho à l’actualité. Je pense à Assa Traoré, qui, sœur de la victime, a porté la lutte pour la justice et contre la violence qui la touche elle aussi. Quand je mets Sarah en lumière, je pense à toutes ces femmes qui souffrent dans l’ombre. C’est pour ça que j’ai choisi de montrer leur point de vue, souvent oublié et qui pourtant mérite notre attention.

Ces femmes permettent de se poser des questions, quand, au sein des intrigues entre personnages masculins, une boucle de la violence se forme. Une boucle faite de vengeance et d’un besoin d’affirmer sa masculinité notamment par la force physique. Moi, j’ai voulu penser un personnage féminin plus présent pour interroger ce cercle, pour me demander ce qu’il adviendrait si l’autre partie de l’histoire était entendue. Si les femmes étaient là dans ces groupes, cette violence serait-elle la même ? Cette crise de la virilité ferait-elle encore sens ? 
Il me semble que parler des personnages féminins, les faire rentrer en jeu permet de critiquer et de briser ce système de valeurs pour en montrer une autre réalité.

Il s’agit aussi d’une violence sociale et misogyne réelle, que j’ai illustrée avec des posters accrochés comme dans une chambre d’adolescente. J’ai choisi les affiches de Manhattan, Orange Mécanique et de James Bond, et avec ce dernier, l’exemple de la James Bond girl et toute la violence qui découle de ce statut de faire-valoir d’un héros masculin, d’une femme objectifiée pour son corps. Avec ces exemples j’ai voulu faire ressortir le fait qu’il y ait peu de représentations des femmes dans ces films et dénoncer la nature des regards portés sur elles quand elles sont présentes.

Dans ma performance, cette violence est montrée dans des actions banales et peu spectaculaires. Bien sûr, il y avait aussi des moments de climax dans la vie de Sarah, mais je voulais montrer que même dans son calme, la violence est là et jusqu’à la fin de ses jours. Cette chambre je la voulais vivante, et je l’ai fait vivre par moi-même. Les actions se jouaient sur une longue temporalité, parfois de l’ennui, parfois du sommeil ou bien de la lecture, de la création de collages. Et quand elle était vide, c’est que Sarah était sortie faire je ne sais quoi, se balader ou voir ses ami.e.s. En incarnant ce personnage, je donnais un corps à Sarah et j’appelais à une certaine empathie. J’ai voulu créer son personnage de manière à le rendre réel et crédible, et pour ça j’ai fait appel à des femmes qui ont vécu dans des univers proches de celui de Sarah dans le film, pour mieux comprendre ses activités et ne pas en faire une autofiction. Finalement c’est un semi-documentaire, semi-autofiction, et puis en même temps jouer la sœur de Vinz je trouvais ça un peu audacieux.

Aussi, si j’ai choisi le motif de la chambre d’adolescente c’est parce qu’il m’intéresse beaucoup. C’est un endroit qui cristallise les contradictions, et d’être dans une chambre d’adolescente ça permet de se concentrer sur ce lieu de réflexions, où l’on se cherche et où l’on se place face au monde. L’adolescence féminine c’est un sujet qui fait peur parfois, mais parler de cet univers ça peut aussi nous y faire sentir bien et nous rassurer. Et je trouve ça intéressant d’ouvrir ce lieu à tou.te.s car il nous rappelle nos propres moments de chaos, et pour ma part, il résonne avec mes propres pensées quand je me sens encore un peu bloquée dans cet état entre enfance et adulte. Et j’avais déjà travaillé sur l’univers de la chambre dans une exposition à Montfermeil où je matérialisais mes peurs de manière symbolique. Les regardeur.euse.s étaient soit à l’aise (peut-être des gens déjà passés par là) soit y projetaient leurs propres angoisses. Donc la chambre et ses symboles parlent à tou.te.s et résonnent avec leur vécu, ce qui apporte du sens à mes installations en faisant naître de nouvelles interprétations.

Il y a aussi cet univers, ce décor, inspiré de la famille juive polonaise de Sarah et aussi de ma famille roumaine orthodoxe, qui sont bien différentes, mais qui ont cette même influence du kitsch. Cette influence des grands-mères, des grands-tantes qui sont aussi montrées dans le film, de leurs machines à coudre, des papiers peints kitsch que je haïssais jeune et qui aujourd’hui me plaisent, car ils me rappellent cette période et ont quelque-chose de réconfortant.

Dans cette chambre je parle aussi de la sexualité adolescente, un sujet très tabou. La découverte de la masturbation, de notre corps, de nos désirs ou encore la création de nos fantasmes au sein d’une société qui baigne dans l’hypersexualisation et le porno, c’est un moment important. C’est pour ça que parfois dans la performance je sortais un Magic Wand -un sextoy commercialisé dans les années 1980- et je le passais sur moi, alors devenue corps de Sarah, sur mes bras, sur mes jambes. Je montrais une jeune fille se cherchant, parfois reculant face à l’objet, face à cette découverte du désir qui l’effraie un peu. Et peut-être que dans les faits Sarah n’aurait pas eu de Magic Wand dans sa chambre, mais je pense que ça illustrait bien ce qu’il se passe dans la vie des adolescentes. Je vois cette action comme un symbole fort qui percute face à celui.elle qui passe devant l’installation à ce moment-là. Un symbole qui le.la choque ou l’interroge et qui lui apprend peut-être aussi l’existence de cette face cachée de la vie des femmes, dont on ne parle presque pas, ou mal, et qui pourtant est un moment clé pour toutes.


Emilie Pria, A ROOM OF ONE’S OWN, installation, juillet 2020, exposition à Montfermeil

C : Mais en ce qui te concerne et au-delà de performer Sarah, comme vis-tu et te places-tu dans le monde de l’art en tant que femme artiste ?

E : Mon art c’est donc aussi mon rapport à moi en tant que femme qui existe au monde. Mon outil d’exploration du monde c’est mon corps de femme, mon approche des choses passe par lui et ça joue sur beaucoup d’aspects de ma vie. J’ai donc exploré tout ça dans ma pratique, je me suis photographiée comme Cam Girl ou encore en une Ophélia dans une mare, entre mort et désir.

J’essaie d’incarner ces figures féminines moi-même et dans un dispositif où c’est moi qui créer ma propre image. Je pose mon propre regard et je manipule mon corps. Je suis souvent nue dans mes œuvres mais c’est moi qui gère mon image. Je joue sur l’ambiguïté sujet/objet et en créant ma propre image, je permets -en un certain sens- un voyeurisme contrôlé.

Bien sûr, comme dans tous les mondes, on a une place particulière en tant que femme dans l’art. On fait face aux mêmes mécanismes sexistes qu’ailleurs et on est sous-représentées. Alors il faut se battre plus. 
Et en même temps, pour moi c’est mon privilège d’être une femme. C’est certes plus dur, mais je suis vraiment heureuse d’en être une.

Mais, je ne me définis pas comme « artiviste » parce que concrètement je ne suis pas dans l’action, je ne suis pas dans la rue. Je suis plus dans une réflexion qui rejoint ces mêmes préoccupations, et à mon échelle je tente de créer du lien avec les femmes. Mes œuvres sont faites pour qu’elles se sentent représentées et que tou.te.s puissent se poser des questions et réfléchir à ces sujets importants.

Camille Philippon

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Emilie Pria, ME AS FRIDA, autoportrait, photographie, 2020

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[1] Un film de Matthieu Kassovitz sorti en 1995

[2] Instagram : @priahaha

[3] https://cinema.ecolekourtrajme.com/

[4] https://youtu.be/W8wRprD1OpM

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