« Art-limentation »

Lié à la vie et à nos envies, l’art parle beaucoup de nourriture. Depuis les arts de la table à la cuisine elle-même, ou encore de la peinture de natures mortes du 16e siècle aux sculptures et installations contemporaines, les mets font sujet. Alors avis à vous, amateur.trice.s de malbouffe, de bistrots ou de gastronomie, et à tou.te.s ceux.elles qui aiment manger autant que moi. Disons ensemble bye-bye aux injonctions du summer body le temps de ce billet qui, je l’espère, saura vous régaler.

Un art culinaire ou l’art de bien manger

Penser le lien entre art et nourriture, c’est l’occasion d’évoquer des arts de la table. Si je ne vous parlerai pas de céramique (et pourtant je me retiens), je me concentrerai sur un exemple du 18e siècle. En effet, ce siècle de confort et de commodité innove dans le domaine. Une recherche de raffinement se fait jour tout comme la volonté d’adapter les objets à leur fonction. Pour exemple, j’ai choisi de vous montrer une chocolatière(1) destinée au service de Marie Leczinska et réalisée par Henri Nicolas Cousinet. L’objet, accompagné de son moussoir, nous permet de voir l’importance du cacao, mets raffiné et importé des Indes avec le café, le thé, le sucre ou encore le tabac. Consommer du cacao était le signe d’une aisance certaine, allant de paire avec le luxe des objets qui servaient à sa dégustation. La chocolatière est donc le témoin du bon goût de son.sa propriétaire et ici, de la reine de France. Il faut néanmoins rappeler que ce faste cache une réalité bien plus sombre, celle de l’esclavage issu du commerce triangulaire. Environ onze millions d’Africain.e.s ont été déporté.e.s en Amérique depuis le 15e siècle pour travailler de force dans les cultures, au service des européen.ne.s. Un esclavage abolit progressivement qu’à partir de 1794 puis définitivement en 1848.

Après la table, vient le plat. Et ici une question se pose : la cuisine est-elle un art ? Les débats autour de la gastronomie ne sont pas nouveaux. Si certain.e.s considèrent qu’un travail manuel et éphémère est astreint à l’artisanat, on pourrait leur rétorquer que la gastronomie (et la cuisine en général) est une industrie qui fonctionne assez réciproquement avec celle de l’art. On y fait des formations, des concours, on la prime. Elle a aussi ses propres photographes, journalistes et magazines. Quant à son éphémérité et sa reproductibilité, il me semble qu’au 21e siècle, l’art n’en a plus peur. La cuisine produit à la fois un régal pour les yeux, les narines et les papilles, un vrai concert des sens, une Gesamtkunstwerk(2) comestible et qui connaît un grand succès. Dans tous les cas, la cuisine trouve bien sa place au sein de notre patrimoine. On y tient et elle est un des marqueurs de nos cultures. Les savoir-faire de la pizza de Naples et du café turc ont même été inscrits au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco(3), tout comme celui du repas gastronomique des Français. De plus, le savoir-faire des artisans culinaires trouve aussi sa place dans les musées. Prenons pour exemple l’ancienne Galerie Culturelle de l’ancien musée national des arts et traditions populaires, où était présentée la chaîne-opératoire(4) « Du blé au pain ». C’était un témoignage des étapes techniques de la réalisation du pain, depuis la plantation des grains de blé jusqu’à sa confection.

Aliments et restes

Parlons maintenant de peinture, et dans le domaine, du genre de la nature morte qui met à l’honneur l’inanimé et notamment la nourriture. Louise Moillon, peintre du 17e siècle est encore peu connue, mais a été importante dans la peinture de nature mortes de fruits française. Dans son œuvre La marchande de fruits et légumes, elle mêle nature morte et figures humaines, en peignant une cliente et une marchande en action. L’artiste a su rendre la beauté des fruits et légumes présents sur l’étal grâce à des jeux de composition, des couleurs harmonieuses, et à un fort clair-obscur qui fait ressortir figures et aliments dans toute leur brillance. Plus crus, il existe aussi des tableaux montrant des animaux morts sous la forme d’étals de gibiers et de poissons. En témoigne Le marché aux poissons de Joachim Beuckelear, qui montre, lui aussi, une scène de marché et qui nous offre à voir au premier plan des poissons morts et tranchés. Cette peinture peut faire écho aux stands des poissonneries d’aujourd’hui qui, à mon sens, ont leur intérêt esthétique. L’intérêt de l’animal pour lui-même, avec ses écailles chatoyantes et des compositions pensées pour nous allécher et attirer l’œil.

C’est ce même attrait qui a conduit des artistes à utiliser l’aliment comme matériau artistique. Plusieurs méthodes existent, l’adjonction pratiquée par Marcel Broodthaers pour son œuvre Surface de moules, l’œuvre participative pour la « sculcure » Le bar à oranges de Michel Blazy, ou encore le détournement comme la fait la photographe Natacha Lesueur dans sa série sur les aspics. Celle-ci, utilise des aliments en gelées pour en faire des couvre-chefs originaux, qui interpellent. L’artiste mêle corps humain et plats cuisinés, dans un assemblage étrange et esthétique, qui sort l’aliment de sa fonction première. Aliment qui peut aussi être la matière de l’œuvre quand il s’agit de Michel Blazy. Avec son installation participative et évolutive, l’artiste proposait une sculpture organique et périssable, aux formes inattendues. Comme un microcosme, l’installation avait l’évolution du pourrissage comme sujet, une forme de vie en soi et dont l’odeur participait à l’œuvre. Si cette forme d’art échappe en quelque sorte au carcan du musée, par son caractère éphémère, la peinture aux moules de Broodthaers est quant à elle plus fixe. En effet, comme celles agrippées à leur rocher, la toile est constituée de coquilles de moules (vidées) accrochées, peintes et vernies. Une œuvre qui peut surprendre au détour des salles d’un musée, mais qui nous donne à regarder de plus près celles que l’on jette vite après avoir consommé.

Les déchets sont aussi des ressources précieuses pour comprendre le passé. En effet, c’est grâce aux restes retrouvés dans de la vaisselle que l’on connaît les mets mangés dans les temps anciens, comme les vins romains ou bien les plats gaulois, connus grâces à la carpologie(5) . L’archéologie des restes se retrouve également au cœur de démarches artistiques contemporaines, comme dans le courant du Eat-art(6), initié par Daniel Spoerri. Si les artistes du Nouveau Réalisme s’intéressent à l’objet et au déchet, Spoerri travaille particulièrement avec l’alimentaire. Dans son Déjeuner sous l’herbe, il répond avec humour au Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet, en en faisant une nouvelle version et en en montrant les dessous. C’est ainsi qu’il interroge la discipline archéologique lors des fouilles des restes d’un repas qu’il avait lui-même orchestré en 1983. Les invité.e.s étaient des célébrités, notamment du monde de l’art, conviées pour manger des tripes et des abats et où les restes et la vaisselle ont été enfouis intacts. Les fouilles de ce déjeuner se sont tenues en 2010(7) et respectaient un protocole strict. Ainsi, les ruines de ce festin-performance ont été révélées vingt-sept ans plus tard.

La cuisine de l’art, peintures et pâtes

Si nous nous intéressons à sa technique, à la texture, force est de constater qu’une peinture, c’est souvent loin d’être plat. La matière est triturée et joue avec les couches, parfois multiples, qui créent des reliefs. Une peinture en volume qui pourrait faire résonner les asperges d’Edouard Manet de la fin du 19e siècle, avec le matiérisme(8) des pommes de Jean Fautrier dans la seconde moitié du 20e siècle. Les mixtures plâtrées de ce dernier nous permettent de voir comment peindre, c’est aussi une histoire de cuisine, qui mêle l’haptique à l’optique et qu’on pourrait presque sentir. Une histoire de badigeons et de croûtes de peinture qui traverse tout l’art du 20e siècle, et qui n’est pas nouvelle.

Carcasses

Un peu moins alléchantes, les carcasses sont elles aussi peintes tout en matière. Regardons celle de Rembrandt sur son tableau Le bœuf écorché. Cette peinture a pour sujet l’animal suspendu par les pattes arrière, le ventre ouvert comme une plaie béante. On peut voir ici l’amour du peintre hollandais pour les effets de textures, en laissant la matière parler d’elle-même. Les chairs semblent vivantes et la vue des entrailles de la bête nous laissent imaginer leur puanteur. Cette peinture a beaucoup frappé les peintres du 20e siècle, qui l’ont citée par la suite.  C’est le cas de Chaïm Soutine, peintre de l’Ecole de Paris(9), qui a peint une carcasse de bœuf tout en matière. En utilisant des couleurs vives et contrastées, il a fait un portrait cru du corps de l’animal. Le peintre travaillait d’après de vrais animaux morts, et l’anecdote raconte que ses voisins se plaignaient de la terrible odeur qui se dégageait de son appartement. Jean Fautrier a aussi regardé la carcasse de Rembrandt quand il a peint son Sanglier écorché, tout comme Max Ernst qui cite la toile dans son roman-collage La Femme 100 têtes. Enfin, Gérard Gasiorowski cite Rembrandt en 1985, pour mieux retourner à la matérialité d’une peinture figurative.
Mais, cet art de l’animal mort cache un sens plus profond que celui d’exhiber des carcasses. Un rappel de notre propre vanité, comme le fait l’artiste Jana Sterbak dans son œuvre Vanitas, robe de chair pour albinos anorexique. Une robe faite de bœuf séché, périssable, et qui fait corps avec la chair humaine encore vivante. Au cœur de l’œuvre se cache un message engagé, la dénonciation du regard porté sur le corps des femmes, vus comme des bouts de viande. Une robe qui surprend et choque en se servant de restes organiques animaux pour éveiller les consciences.

Quand l’art fait de la cuisine une tribune de dénonciation

En musique aussi, la nourriture est présente et témoigne de l’engagement de ses artistes. Ainsi, le chanteur Stromae cite un fameux plat de Belgique dans sa chanson « Paulo aime les moules frites », pour parler des dangers des rapports sexuels non-protégés. A travers une métaphore filée et des jeux de mots, les « moules frites sans frites et sans mayo » deviennent la sombre histoire de Paulo, atteint d’une infection sexuellement transmissible (IST). Le plat ne fait plus figure de réjouissance mais de drame et devient un appel à la prévention, en rappelant l’importance de l’utilisation de moyens de protection.
La nourriture associée aux plaisirs du corps est aussi un thème traité par les artistes surréalistes. Affiliée à ce courant, l’artiste Meret Oppenheim en réalise un exemple original dans son Festin de printemps sur le corps nu d’une jeune femme, présenté lors de l’Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme (Eros) en 1959. De la nourriture était servie sur le corps d’une femme nue lors du premier soir de l’exposition, puis ensuite sur un mannequin. L’artiste, par cet étrange dîner, montre la condition de la « femme-objet », c’est-à-dire la femme considérée uniquement pour son corps, objet de désir. Un désir érotique et consommable, signe d’un contrôle sur le corps des femmes, qui résonne avec ce que dénoncent les artistes de la performance féministe. En effet, dès les années 1960, la cuisine comme pratique et comme lieu devient un moyen pour revendiquer l’émancipation des femmes. C’est ce qu’a fait l’artiste américaine Alison Knowles lors de sa performance Make a salad en 1962 et dans la version de 2008(10) où elle prépare une salade géante. L’artiste, en faisant d’une action quotidienne une performance artistique, dénonce l’astreinte des femmes à l’intérieur du foyer, la cuisine étant qualifiée d’un des « spaces of feminity »(11) par l’historienne de l’art Griselda Pollock. On peut aussi citer Martha Rosler qui, dans Semiotics of the Kitchen (1975)(12), se filme dans sa cuisine. Elle y énumère les noms d’ustensiles en suivant l’ordre de l’alphabet puis les manipule avec violence. Ainsi, elle dénonce l’oppression des femmes par une action cathartique, comme un exutoire à sa frustration.

Conclusion

Si la nourriture dans l’art est un lieu de délice, elle est aussi matière aux débats les plus brûlants et porteuse de réflexions profondes. Et quand l’art se fait porte-parole des artistes qui s’engagent pour dénoncer les injustices, il peut aussi agir plus concrètement grâce à des actions humanitaires. Je prends pour exemple la vente de cinquante œuvres organisée par la Hear (Haute école des arts du Rhin) en 2017 à Strasbourg avec l’aide de la maison de vente Drouot. Cette vente aux enchères s’inscrivait dans les actions intitulées « Assiettes contre la faim » qui, depuis 2011, étaient organisées par la délégation de l’ONG « Action contre la faim ». Ou, autrement dit, comment des œuvres de Pierre et Gilles, Sonia Rykiel ou encore de Vincent Bioulès permettent de financer des actions pour donner accès à la nourriture et à l’eau à travers le monde.
Comment les questions de l’art et de l’alimentation peuvent être un cocktail d’espoir et d’humanité.

Camille Philippon

Notes
(1) Type d’objet qui existe en France depuis le 17e siècle.
(2) Littéralement « Œuvre d’art totale », concept esthétique défini par Richard Wagner au 19e siècle, idéal qui
tend à retrouver une union originelle de tous les arts, un âge d’or artistique perdu.
(3) « Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture »
(4) Terme dont les premières occurrences apparaissent dans les travaux d’André Leroi-Gourhan dans son livre Le
Geste et la Parole
, t.2 (1965) et d’André-Georges Haudricourt. Le concept consiste à définir l’ordre et les
paramètres des étapes de réalisation d’un objet afin de comprendre son processus de fabrication.
(5) Etude scientifique des graines de fruits et de plantes, principalement utilisée en contexte archéologique.
(6) Littéralement « art du manger », le Eat-art est un courant artistique né dans les années 1960 et a pour
principe d’utiliser l’aliment comme sujet et matière d’une œuvre d’art.
(7) Fouilles organisées par l’archéologue Jean-Paul Demoule et l’anthropologue Bernard Müller, et considérées
comme « les premières fouilles de l’art moderne » – https://www.jeanpauldemoule.com/a-propos-du-
dejeuner-sous-lherbe-de-daniel-spoerri/

(8) Courant pictural affilié à l’Art informel soutenu par Michel Tapié, qui désigne notamment des œuvres d’après
la Seconde Guerre Mondiale (fin des années 1940) et où la frontière entre figuration et abstraction est discutée
par un attachement au travail de la matière picturale.
(9) Terme employé depuis les années 1900 pour désigner les artistes étrangers venus à Paris en ce début de 20e
siècle.
(10) https://www.youtube.com/watch?v=lmqvnIXnmyM lien vers la vidéo de la Tate Modern sur la performance
I am making a giant salad  par Alison Knowles en 2008.
(11) Dans son texte Vision and difference – Femininity, feminism and histories of art
(12) https://www.youtube.com/watch?v=oDUDzSDA8q0 lien vers une interview de Martha Rosler et de la
performance filmée par le MOCA

A consulter/écouter


Henri Nicolas Cousinet, Chocolatière et moussoir de Marie Leczinska, 1729-1730, Paris, musée du Louvre
« Du Blé au pain » chaîne opératoire, Galerie Culturelle de l’ancien MNATP
Louise Moillon, La Marchande de fruits et légumes, 1630, huile sur bois, Paris, Musée du Louvre
Joachim Beuckelaer, Le marché aux poissons, 1568, huile sur bois, musée des Beaux-Arts de Strasbourg
Photo personnelle (août 2018)
Marcel Broodthaers, Surface de moules, Bois, coquilles de moules, peinture et vernis, 1967, musée des Beaux-arts de Calais
Michel Blazy, Le bar à oranges, sculpture-installation participative, 2009
Natacha Lesueur, sans titre, série Aspics, 1998, série de 6 photos couleur sur aluminium
Daniel Spoerri, Le déjeuner sous l’herbe, 23 avril 1983 et banquet-performance à Jouy-en-Josas, au Parc du château du Montcel
Edouard Manet, Une botte d’asperges, 1880, Cologne, musée Wallraf Richartz
Jean Fautrier, Nature morte, (Les pommes à cidre), 1943, matériaux divers, Madrid, Museo Reina Sofia
Rembrandt, Le Bœuf écorché, 1655, Paris, musée du Louvre

Chaïm Soutine, Le Bœuf écorché, 1925, musée de Grenoble

Jean Fautrier, Le Sanglier écorché, 1927, Paris, MNAM

Max Ernst, Paris, Marais aux songes, La Femme 100 têtes, 1929, collage
Gérard Gasiorowski, Le Bœuf écorché, 1985, Frac centre-Val-de-Loire
Jana Sterbak, Vanitas, robe de chair pour albinos anorexique, 1987, Paris, MNAM-CP
Stromae, Paulo aime les moules frites, album Racine carrée, 2013
Meret Oppenheim, Festin cannibale, 1959 lors de l’Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme, Paris, galerie Daniel Cordier
Alison Knowles, Make a salad, 1962, performance, London, ICA Gallery
Martha Rosler, Semiotics of the Kitchen, 1975, performance vidéo

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